« Une Suisse sans armée » n°32, hiver 1996, p. 11
« La troupe mise sur pied pour le service d’ordre intervient uniquement dans des domaines pour lesquels elle a été instruite au préalable et dotée d’un équipement approprié. » Cette phrase constitue, mutatis mutandis, l’article 2 alinéa 2 de chacune des trois ordonnances fédérales1 soumises à consultation. Sa récurrence n’est pas le simple fait de la paresse qui permet, grâce à l’utilisation des moyens informatiques, la reprise automatique d’extraits de textes. Elle relève surtout de l’unité organique des trois textes proposés – dont l’ordonnance sur le service d’ordre représente le pivot central – et en constitue la clé d’interprétation. C’est elle qui régente et formalise les modalités de recours à l’armée pour les tâches de maintien de l’ordre intérieur.
Un outil inadéquat
Depuis plus de vingt ans, les autorités fédérales constatent l’inadéquation de l’armée actuelle aux tâches de sécurité intérieure que la Constitution et la loi sur l’armée et l’administration militaire lui attribuent. Non préparé, mal équipé et surtout trop proche de la population à laquelle il pourrait par trop s’identifier, le citoyen soldat ordinaire n’est pas fiable.
C’est en ce sens que le gouvernement et le parlement furent amenés à proposer la création d’un corps spécial de service d’ordre, la Police Fédérale de Sécurité, refusée en votation populaire le 3 décembre 1978. C’est également à partir de ce même constat qu’un groupe de super patriotes proches de l’état major général en vint à fonder l’armée secrète P26.
C’est sur cette lucidité quant à la prédisposition du citoyen soldat à tirer sur ses frères que se fonde la nouvelle ordonnance. Partant à la fois du principe qu’il n’est « pas indiqué de voir l’Etat renoncer d’emblée à l’armée, instrument de contrainte », du constat des « lacunes en matière de doctrine, d’instruction et d’équipement » et des prévisions quant au « degré élevé de ce type d’intervention » (pour le service d’ordre, ndr), l’étude de doctrine du chef de l’état-major général aboutit à la nécessité de création de troupes qui « doivent être déjà totalement instruites et équipées en situation ordinaire en vue d’une disponibilité opérationnelle adéquate ». Etablissant une hiérarchie entre différentes armes, l’étude aboutit à confier les tâches de service d’ordre aux sections de grenadiers territoriaux des bataillons d’infanterie. Ce qui, en langage courant, revient à dire que c’est aux volontaires fanatiques que reviendra la tâche de… casser du manifestant.
Une véritable garde prétorienne
L’étude succincte du Conseil de direction du DMF est on ne peut plus claire quant à la portée des interventions de ces nouveaux bataillons. Ceux-ci doivent, « grâce à leur équipement spécial, leur technique et leur formation, être à même, après une brève préparation, d’effectuer des interventions (…) avec rapidité et en profitant de l’effet de surprise.«
L’ordonnance prévoit de placer ces nouveaux bataillons ainsi que les interventions sous la responsabilité d’un commandant désigné par l’autorité fédérale qui agirait en stricte collaboration avec les autorités du canton demandeur de l’intervention. Son rôle devrait, tant que les autorités civiles ne se trouvent pas « dans l’impossibilité d’agir » être subordonné à ces dernières.
C’est donc d’une véritable garde prétorienne que le gouvernement fédéral et les autorités cantonales pourront se prévaloir en cas d’application de l’ordonnance. Ceci est d’autant plus inquiétant que le Conseil Fédéral pourrait décider seul de l’engagement d’une troupe de 2000 hommes au maximum durant trois semaines, limite au delà de laquelle il serait obligé d’en référer aux Chambres fédérales.
On peut aisément imaginer que, en suivant le fil conducteur d’un des derniers exercices en date, l’intervention de 2000 grenadiers contre des cheminots en grève n’aurait pas demandé tant de temps…
Des pouvoirs très étendus
Grâce à cette ordonnance, les gouvernements cantonaux et le Conseil fédéral ne s’accordent pas seulement des troupes de choc à leur entière disposition: elles s’octroient également des pouvoirs très étendus sous prétexte d’ordre public. Ainsi, l’article 10 leur permet « d’imposer à la population des mesures qui restreignent les droits garantis par la Constitution. » De plus, ces mesures peuvent leur être proposées par le commandant des bataillons engagés.
Mais celui-ci peut encore « prendre de telles mesures de sa propre initiative si l’exécution de sa mission en dépend et si les autorités civiles sont dans l’impossibilité d’agir » (art. 10, al 3)! Ce qui signifie que, dès lors que la troupe serait engagée, son commandant resterait en fin de compte seul maître de la situation, disposant du pouvoir de … décréter l’état d’urgence !
A ne pas prendre à la légère
L’énoncé de ces ordonnances a suscité l’ironie condescendante de certains milieux politiques. Plus d’un, notamment dans les rangs socialistes, a cru y voir la vieille méthode éprouvée qui consistait à s’inventer un ennemi afin de justifier l’existence de l’armée. Ne sachant plus donner un nom à un hypothétique ennemi extérieur, les têtes galonnées auraient pris prétexte des attentats perpétrés en France en 1995 pour le trouver du côté des troubles de l’ordre intérieur.
Certes, une telle explication recèle un fond de vérité. Mais elle élude l’essentiel, à savoir que la nouvelle loi sur l’armée et les ordonnances qui en découlent procèdent d’une analyse beaucoup plus réaliste et immédiate de la situation. A ce titre, l’étude de doctrine du conseil de direction du DMF est explicite: elle admet un « degré de probabilité très élevé » de troubles intérieurs résultants de la situation économique et sociale, tant au plan international que local. Et c’est contre ces conséquences de la mondialisation des marchés qu’elle prône la mise sur pied de ces nouveaux instruments de répression.
C’est à ce niveau que la clarté est de rigueur. Ces ordonnances ne sont pas un simple chapitre supplémentaire de l’histoire à la fois amusante et délirante de l’ennemi virtuel. Elles s’inscrivent au contraire dans la droite ligne des seules et vraies interventions réelles de l’armée suisse depuis 150 ans: celles qui se sont faites contre les ouvriers et les mouvements sociaux. L’étude de doctrine déjà citée s’en revendique d’ailleurs en rappelant la continuité des ordonnances avec « la mise en danger de l’ordre fédéral par le Sonderbund ainsi que par les manifestations d’ouvriers lors de la construction des tunnels ferroviaires (…) la grève générale de 1918 et 1919 et (…) les événements de Zurich et de Genève de 1932. »
C’est en ce sens qu’il faut les combattre.
p. gilardi
1 Respectivement; ordonnances «sur le recours à la troupe pour assurer le service d’ordre (OSO)», «sur le recours à la troupe pour assurer la protection des personnes et des biens (OPPB)» et «sur le recours à la troupe pour assurer le service de police frontière (OSPF)». Retour à l’appel de note.