Des repas sans armes – c’est tout ?

Sur le site de Gun Free Kitchen Tables (GFKT), on trouve une liste des associations avec lesquelles l’organisation collabore. Celle-ci montre qu’il s’agit de bien plus que des Kitchen tables sans armes. Noëmi Holtz

GFKT collabore entre autres avec les organisation suivantes :

  • Achoti, une organisation de femmes contre les féminicides
  • Physicians for Human Rights, qui s’occupe de toutes les personnes qui tombent entre les mailles de la couverture médicale en Israel et en Palestine, donc les sans papiers, les réfugié·es et les habitant·es des territoires occupés (Bande de Gaza et Cisjordanie)
  • Abraham Initiative, qui veut réduire la violence dans les localités arabes
  • Breaking the Silence, qui permet à celles et ceux qui effectuent leur service militaire de dénoncer les violations des droits humains dans les territoires occupés, afin qu’elles soient rendues publiques
  • Tmura, le centre pour l’égalité de traitement judiciaire (centre anti-discriminatoire)
  • Psychoactive, un groupe de psychothérapeutes palestinien·nes et judéo-israélien·nes, qui se concentrent sur la dimension politique de la santé mentale, tant dans leurs thérapies que dans les médias.

Toutes ces organisations sont actives en Israël et en Palestine. Elles se concentrent certes sur des points différents, mais elles visent toutes la réduction de la violence, le désarmement dans l’espace civil et l’égalité de toutes et tous.

L’association Gun Free Kitchen Table, un sous-groupe de l’organisation Frau für Frau a été fondée en 2010 par des juristes arabes et judéo-israéliennes. Le but de GFKT est le désarmement et le contrôle des armes dans l’espace civil israélien et dans les territoires occupés.

C’est lors d’une réunion zoom au printemps 2022 que j’ai rencontré les femmes qui dirigent GFKT, des juristes arabes et israélo-juives. Elles possèdent chacune des connaissances spécifiques à leurs communautés et se rencontrent sur un pied d’égalité.

Elles n’hésitent pas à appeler un chat un chat : plus il y a d’armes, plus elles sont utilisées. GFKT demande donc que, dans un premier temps, les armes soient enregistrées et stockées dans un dépôt central et non plus dans chaque ménage. Le contrôle des armes en Israël peine à être imposé pour deux raisons. D’une part, l’industrie de la sécurité est encore plus développée que chez nous, et d’autre part, ce domaine est fortement privatisé.

Un autre but des femmes de GFKT est de réduire la violence domestique dans toute la société. Cette violence est entre autres due aux confrontations guerrières constantes.  L’une des collaboratrices de l’association présente lors de cette réunion zoom a dit que la violence contre les femmes augmentait de 50 % après le retour des hommes du service militaire.

Selon Rela Mazali, l’une des fondatrices de l’organisation, “la société (israélienne) est tellement militarisée que la violence paraît normale.”

L’un des facteurs décisifs pour cette violence est la tradition hiérarchique et patriarcale. En effet, tant dans la culture juive que dans la culture traditionnelle arabe, ce sont les hommes ou les dignitaires religieux masculins qui ont le pouvoir. Cela se retrouve également au-delà du monde religieux, dans le monde séculaire. En suivant cette logique, les discriminations doivent être imposées et maintenues ou, pour citer librement Goethe, “et si tu ne veux pas, j’utiliserai la force.”

Hanna Amoury, l’une des collaboratrices de GFKT, qui s’est longtemps engagée contre l’oppression de la population palestinienne, souligne que ces derniers temps, la violence a fortement augmenté au sein de la population arabe. GFKT a fait des recherches dans ce sens et parle désormais non plus de violence, mais d’infractions (ou de “crimes” en anglais), qui, selon GFKT, sont le résultat d’erreurs politiques. Par exemple, cela fait longtemps que le gouvernement ne s’occupe plus de la sécurité de la population arabe, et encore moins de celle des femmes arabes ou bédouines. 

Cela m’a rappelé une présentation de la directrice d’un refuge pour femmes à Haïfa en Israël qui avait eu lieu avant la construction de la barrière entre Israël et la Bande de Gaza. Elle y décrivait la situation des femmes bédouines au sud d’Israël. Officiellement en Israël, seule la monogamie est acceptée juridiquement. Comme personne ne s’occupe de veiller au respect des lois dans les communautés bédouines, certains hommes ont épousé une deuxième, une troisième ou même une quatrième femme. Si ces femmes sont victimes de violences, elles ne peuvent pas avoir accès aux refuges pour femmes, puisqu’elles n’existent pas sur le papier.

Lorsque GFKT veut faire entendre son point de vue par les autorités israéliennes, l’organisation est toujours confrontée au même problème : Israël reconnaît certes les personnes arabes en tant qu’individus, mais pas en tant que collectif. Les communautés arabes de la Cisjordanie et de la Bande de Gaza sont donc fortement contrôlées (barrages routiers et maisons fouillées). Mais l’État ne se préoccupe quasiment pas de ce qui se passe à l’intérieur de la population arabe et ne prête pas vraiment attention à la situation de sécurité locale, notamment celle des femmes.

Selon GFKT, des groupements criminels locaux étaient en contact avéré avec le Shabak, les services secrets intérieurs israéliens. Ces criminels ont eu accès à des armes de l’armée, qui avait égaré plusieurs armes à feu et plus de 1000 munitions. Des armes illégales avaient également été produites en Cisjordanie et ont passé les contrôles militaires avant d’être transportées au centre du pays. 

Différents groupes d’action féministes ont partagé des données sur le commerce d’armes et ont échangé à ce sujet. La GFKT et Women against Weapons ont notamment participé à cette conversation. Tant que les groupes criminels n’agissaient qu’au sein de la société arabe, rien ne changeait. Jusqu’en 2010, seules quelques personnes arabes avaient demandé des contrôles. À partir de 2017, toutefois, les meurtres se sont multipliés au sein de la population judéo-israélienne, ce qui a attiré un peu plus l’attention du public sur le commerce et le trafic d’armes et les vols. 

Les membres de GFKT récoltent de nombreuses données pour qu’un discours public se crée autour du commerce d’armes. L’année passée, elles ont présenté ces informations devant un tribunal après qu’un ministre avait demandé que la population juive s’arme davantage suite à un attentat terroriste. GFKT a demandé que le parlement puisse se prononcer à ce sujet et que cette affaire ne reste pas entre les mains d’un seul ministre. Gun Free Kitchen Table veut souligner que plus d’armes en circulation ne signifie pas plus de sécurité pour le pays. 

Grâce à leurs publications, elles ont déjà pu générer une prise de connaissance sur le fait que la population judéo-israélienne possède de nombreuses armes illégales. 

L’organisation s’engage également pour un changement de cap radical de l’armée dans les territoires occupés. Elle souligne que, pour de nombreux·ses Israélien·nes, il était déjà normal que l’armée entre tout simplement dans les maisons dans ces territoires, le plus souvent dans les habitations de la population arabe. 

GFKT s’engage donc pour bien plus que des repas sans armes. 

Gun Free Kitchen Table et le GSsA

GFKT a une approche féministe et souligne les liens de causalité entre l’armée, les structures patriarcales, la discrimination et la violence dans l’espace public.

Le GSsA et GFKT ont plusieurs points communs. Par exemple l’engagement contre la militarisation de la société, une tendance qui se dessine également chez nous : les femmes à l’armée ou la fusion de la protection civile et du service civil. Les réactions politiques face à l’initiative F-35 indiquent clairement cette direction.

Un autre exemple de similarité est l’attention portée au lien entre armes dans l’espace public et violence domestique. GFKT a montré des résultats montrant ce lien.

En Suisse, la situation est similaire. Dans un article sur les drames familiaux du magazine Crimiscope (n°13, décembre 2006) il est écrit que, tant dans l’absolu qu’en comparaison internationale, la Suisse possède un taux très haut de meurtres dans le cercle familial. Autre détail intéressant à ce propos : les personnes de nationalité suisse utilisent plus souvent des armes à feu que les personnes non-suisses, si l’on considère tous les cas.

Et malgré ces détails, l’initiative pour la protection face à la violence des armes a été refusée aux urnes le 13 février 2011. Grâce à l’UE, nous avons certes bénéficié d’une petite amélioration, mais le travail du GSsA dans ce domaine reste indispensable. 

Nous pourrions, comme GFKT, procéder à une analyse plus profonde de la logique violente de la socialisation militaire. En d’autres termes, cela reviendrait à nous demander quels sont les effets de l’éducation à la violence dans l’armée sur la société civile, notamment en ce qui concerne la violence et la santé psychologique.

On retrouve des données et des études sur le site de GFKT qui permettent d’aller plus dans le détail, mais également de montrer l’importance de l’action de cette organisation. Nous pourrions nous inspirer de cette section.

Au centre de la prévention de la violence, on retrouve l’engagement contre toute forme d’oppression. Dans ce contexte, les minorités qui servent de surface de projection dans les structures patriarcales sont interchangeables jusqu’à un certain point, qu’il s’agisse de personnes musulmanes, homosexuelles, LGBT, migrantes, juives ou de femmes “aguicheuses”. L’émancipation sans violence est l’un des points centraux de la prévention de la violence. 

C’est dans ce contexte que se situe la naissance du mouvement kitchen table dans les années 1980 aux États-Unis. Des femmes de couleur ont créé un groupe pour traiter des sujets qui leur importaient. Plus tard, ce groupe est devenu un réseau pour toutes les femmes. Dans le monde anglo-saxon, ces “Kitchen tables” ont été utilisées pour aborder d’autres thèmes. Elles ont toutes en commun que des expériences de la vie de tous les jours sont discutées et rendues publiques. Le GFKT se voit comme faisant partie de ce mouvement émancipateur.

Le but du GSsA est de démanteler l’armée et donc les structures militaires patriarcales afin de démontrer que ce projet est possible et ainsi s’engager, en toute modestie, pour un avenir moins violent.

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