Deux façons de se montrer solidaire

La Suisse peut choisir entre une solidarité “bon marché” avec l’Ukraine ou une solidarité plus coûteuse, mais également plus efficace.

Le 17 avril 2024, jour où j’écris ces lignes, j’ai trouvé le magazine Public Eye dans ma boîte aux lettres intitulé “Les négociants suisses et le pillage de céréales”. L’après-midi même, le Conseil national refusait la motion de Franziska Ryser qui demandait que la Suisse rejoigne la task force sur les fonds des oligarques à 101 contre 80 voix. L’UDC et le PLR ont voté en bloc pour les oligarques et les intérêts russes. Après tant d’années à remplir les caisses de Poutine et à lui livrer les machines nécessaires à la production de bombes, de roquettes et de munitions, la Suisse a échoué lorsqu’il s’agit des sanctions. Et c’est Poutine qui en profite.

Des biens et de l’argent pour Poutine

Et c’est là que se révèle l’étendue de la solidarité suisse avec l’Ukraine : la Suisse saura-t-elle reconnaître que c’est grâce à ses nombreux milliards et machines que Poutine peut mener sa guerre ? Est-elle prête à faire tout ce qui est en son pouvoir pour endiguer les flux de biens et d’argent vers l’empire de Poutine ? Est-elle prête à mettre des milliards à disposition de l‘Ukraine en guise d’aide d’urgence et de reconstruction ? Se poser ces questions, s’engager pour des sanctions et des milliards d’aide de la Confédération, mais aussi des cantons, revient à défendre une solidarité précieuse, mais coûteuse.

Tenir des discours sur l’Ukraine à Zoug tout en travaillant pour une entreprise comme Vivalon, qui vend du blé volé pour la Russie, voilà une forme de silence et de solidarité bon marché. Heureusement, Zoug n’est pas uniquement un bastion du Poutinisme économique, mais aussi de l’anti-poutinisme politique, et ce depuis 24 ans.

Tenir des discours sur l’Ukraine à Berne, en hissant même un drapeau ukrainien sur le toit du Erlacherhof, qui abrite la mairie municipale, tout en ne disant rien sur les biens à double usage, qui permettent à Poutine de construire les machines dont il a besoin pour produire les roquettes qui tombent aujourd’hui sur Kharkiv, voilà un autre exemple de solidarité bon marché. Un chercheur en sciences militaires à EPFZ l’avait bien dit : les biens à double usage importé jouent un rôle plus important pour l’armée russe que l’importation de systèmes d’armes déjà prêts à l’emploi (NZZ, 12.9.22)

Tenir des discours sur l’Ukraine dans le canton de Vaud en ne disant rien sur les entreprises agroalimentaires comme Aston, Steppe Agroholding, Grainexport SA ; tenir des discours à Genève, mais ne rien dire sur les violations des sanctions au détriment de l’Ukraine ; tenir des discours sur l’Ukraine à Saint-Gall, mais ne rien dire sur Starrag (fabricant de moteurs pour bombardiers) ou sur les entreprises de charbon russes ; tenir des discours sur l’Ukraine à Bâle, mais de rien dire sur l’explosion des exportations pharmaceutiques  au cours des deux dernières années, engrangeant ainsi d’énormes bénéfices de guerre ; tenir des discours sur l’Ukraine à Zurich, mais ne rien dire sur le rôle de la place financière ou de Gazprombank : voilà d’autres exemples d’une solidarité qui ne vaut pas un rond.

On pourrait continuer cette liste en passant par le Tessin pour l’or, Lucerne pour le sponsoring d’oligarques, le Jura pour l’entreprise Codere. Il n’existe probablement aucun canton qui n’a pas soutenu Poutine, mais certains endroits l’ont aidé plus que d’autres : c’est dans ces endroits que la solidarité bon marché vaut particulièrement peu et la solidarité coûteuse particulièrement précieuse. 

Sanctions et reconstruction

Pour certaines personnes, la solidarité précieuse est trop chère, politiquement parlant, par exemple parce qu’elles veulent protéger leur place économique. Il est particulièrement dérangeant que ces personnes-là essaient de porter l’attention loin du rôle de la Suisse pour l’attirer vers la question des armes, dont l’exportation est juridiquement impossible et militairement d’une importance moindre. Si nous avions investi toute notre énergie politique dans la question de savoir ce que la Suisse peut et doit faire, combien de milliards n’auraient-ils pas été versés à la Russie ? Il n’est pas encore trop tard, mais ne perdons pas de temps ! Faisons preuve d’une solidarité précieuse, même si elle est coûteuse pour les cantons et la Confédération.