Fiche fouine : Un indicateur démasqué

“Une Suisse sans armée” n°32, hiver 1996, pp. 7-8

Fiche fouine:

Membre de la commission fédérale consultative pour les problèmes de sécurité et de la commission mixte sur les avoirs juifs durant la deuxième guerre mondiale, capitaine et grand connaisseur des questions stratégiques, Curt Gasteyger est professeur à l’université de Genève. Et, si l’on en croît le Journal de Sierre du 8 novembre, il aurait également rendu quelques menus services à la police politique fédérale en lui livrant des centaines de noms de militants membres ou proches du Parti du Travail.

Nous publions ci-dessous le récit de la mise à nu de cet ancien informateur ainsi que des extraits des lettres de délation transmises à la BuPo par cette personnalité très écoutée par certains faiseurs d’opinion…

Un indicateur démasqué

Il est aujourd’hui «un des meilleurs spécialistes suisses des questions militaires et stratégiques», note respectueusement la Tribune de Genève. Le Who’s Who in Switzerland nous informe qu’il est membre de différentes commissions fédérales et de la commission militaire consultative de la République et Canton de Genève. Un choix apparemment judicieux puisque notre homme, professeur honoraire en relations internationales à l’Institut universitaire de hautes études internationales (IUHEI), est également, depuis 1974, directeur de son programme d’études stratégiques et de sécurité internationale. Bref, une grosse pointure qui vient d’être appelée à siéger au sein de la commission d’enquête sur les fonds juifs en déshérence. Aussitôt nommé, il monte au créneau et en écho aux déclarations de Flavio Cotti, donne à la Tribune de Genève (28.10.96) une fracassante interview, pleine page, pour déclarer que «les reproches de M. D’Amato ne sont pas recevables» et que personnellement, il «préfère une enquête sérieuse et profonde, même sur plusieurs années, à un travail superficiel bâclé en quelques semaines.»

Il est temps de nommer celui qui s’exprime ainsi avec toute l’autorité d’une compétence stratégique officielle et ce brin d’arrogance qui fait le charme de la droite zurichoise … Nous avons affaire au professeur et capitaine Curt Gasteyger, né à Zurich en 1929. Au moment où les banquiers suisses compulsent fiévreusement les journaux à la recherche du prochain scoop du sénateur D’Amato, la hautaine déclaration de Curt Gasteyger et sa saine méthodologie pour une recherche non bâclée portent chez les bien-pensants entre Salève et Jura, la popularité médiatique de notre capitaine à son comble.

Rattrapé par son passé

Un petit couac vient pourtant ternir ce triomphe. Le 8 novembre, le Journal de Sierre débusque un gros lièvre: à l’époque où il préparait son doctorat, Curt Gasteyger espionnait les jeunes et les étudiants de gauche pour le compte de la police zurichoise et du ministère public de la Confédération. C’est un fouineur et un ficheur particulièrement appliqué et efficace: l’examen d’un rapport qu’il signe (on ignore s’il en a rédigé plusieurs) montre que les 260 compatriotes qu’il y dénonce portent tous en regard de leur nom le petit signe cabalistique (en forme de lettre Z) pointé par un policier et qui signifie qu’on a ouvert un dossier sur leur compte ou vérifié s’ils en avaient déjà un.

Laissons la parole au journaliste Laurent Duvanel qui raconte l’histoire à ses lecteurs valaisans: Gasteyger «a rédigé en 1953, une analyse de 10 pages dénonçant 260 Suisses (journalistes compris) ayant participé au Festival mondial de la jeunesse et des étudiants à Bucarest. Destinataires: la police zurichoise et le ministère public fédéral. Le hasard fait bien les choses: les archivistes mal payés du service des fiches bâclent leur boulot (ils sont censés dissimuler sous un trait noir l’identité des cafteurs), une copie complète de cet intéressant écrit est parvenue à un historien. Vérification faite, le Gasteyger Curt qui signe en 1953 cette lettre de délation est effectivement notre homme.

Bref, on est rassuré par sa nomination: avec ses antécédents, il va sans nul doute dénoncer tous les banquiers et hommes politiques ayant trempé dans ces affaires d’or nazi.»

Silence radio dans la grande presse

«Comment Duvanel il sait tout ça?» se demande-t-on frileusement dans quelques rédactions où parvient le journal sierrois. Mais aucun quotidien ne relaie l’information, ni même ne cherche à la vérifier. Il est donc nécessaire d’en dire plus que Duvanel n’a pu en tartiner dans les limites de son éditorial.

L’analyse de 10 pages de Curt Gasteyger fait partie du dossier flicard d’un ancien étudiant lausannois en théologie. Celui-ci avait précédemment reçu sa fiche, qui mentionnait, en date du 20 août 1953, un rapport sur le festival de Bucarest, précisant que notre étudiant en théologie faisait partie de la délégation suisse. Naturellement le patronyme du dénonciateur était soigneusement caviardé.

Manque de bol pour la protection des données de la vie privée de Curt Gasteyger, dans le dossier, envoyé ultérieurement, on oublia de caviarder l’adresse et la signature du futur membre (nommé par l’Association suisse des banquiers) de la commission d’enquête sur les fonds juifs en déshérence. Il habitait alors Luegete 35, Zurich 53, dans le joli quartier patricien de Witikon.

Interview exclusive

Encore fallait-il être certain qu’il ne s’agissait pas d’un homonyme … Mais un coup de fil c’est si facile pour un journaliste. Et Curt Gasteyger si ravi de sa nouvelle gloire médiatique qu’il trouva normal que même la presse du Haut-Rhône l’interrogeât désormais sur son milieu familial, ses premières études … Et, dans la foulée, s’il habitait bien en 1953, à Luegete 35? Affirmatif et charmé par une enquête si peu superficielle et bâclée, Gasteyger ne put s’empêcher de s’exclamer:

– Mais comment savez-vous tout cela?

– Oh! C’est dans le Who’s Who, répond modestement Duvanel qui n’oublie pas de remercier pour l’interview. La notice consacrée à Gasteyger dans le Who’s Who est certes fouillée, mais un détail comme son ancienne adresse à Luegete 35 n’y figure évidemment pas.

C’est dur de se faire piéger comme une bête quand on est un fin spécialiste des questions de sécurité et qu’un mot de trop fait inopinément resurgir au grand jour un cadavre qu’on croyait à jamais caché dans un placard à Witikon, le joli quartier patricien d’où l’on voit le lac.

Sylvain Goujon

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