Forcés de faire la guerre – le service militaire obligatoire en Autriche

Pendant des années, il semblait que l’obligation de servir appartiendrait bientôt au passé en Europe. Or, depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le service militaire forcé redevient un sujet de débat politique en Allemagne et dans d’autres pays européens. Cap sur l’Autriche.

L’Autriche est l’un des seuls pays européens à ne pas avoir aboli ou suspendu le service militaire obligatoire. En ce moment, environ 7000 jeunes Autrichiens sont en train d’effectuer leur service militaire de base. Environ 16’000 soldats professionnels et 30’000 réservistes (dont très peu de femmes) viennent compléter les effectifs. Depuis 1975, il existe un droit à l’objection de conscience. Toutefois, comme l’obligation de servir est soutenue par de larges pans de la population, ainsi que par de nombreux acteurs politiques, le nombre d’objecteurs est resté très bas pendant longtemps. Cela a toutefois changé ces dernières années : la proportion de civilistes est aujourd’hui de près de 40% par année de naissance. En 2022, cela équivalait à 14’000 personnes. Le service civil est ainsi devenu une partie importante du domaine social en Autriche. 

Le droit à l’objection reste très restreint en Autriche. Une demande dans ce sens doit être déposée en l’espace d’un certain temps et ne peut être déposée après le début du service. Par ailleurs, le “service de remplacement” dure trois mois de plus que le service militaire. Et le dédommagement a beau être le même sur papier, dans les faits, les civilistes sont souvent moins bien payés. Cela est dû notamment au fait qu’iels doivent souvent déménager si aucun poste n’est libre dans leur lieu d’origine. Différentes organisations internationales, dont Amnesty International (1997) et le Mouvement international de la réconciliation (2015) ont critiqué l’Autriche pour ces manquements. Entre-temps, les autorités déclarent de plus en plus souvent des recrues inaptes au service. Aujourd’hui, c’est le cas pour environ un quart des hommes chaque année. De nombreux jeunes hommes peuvent donc éviter assez simplement le service militaire, ce qui enlève de la pression dans le système. C’est également pour des raisons politiques que les confrontations avec l’appareil étatique sont rares. En effet, il n’existe pas de vaste mouvement dans la société contre le service obligatoire. C’est ce qui ressort d’une enquête nationale sur le service obligatoire publiée il y a dix ans. 

Cette enquête nationale a été commandée par le gouvernement réunissant la SPÖ (sociaux-démocrates) et l’ÖVP (conservateurs) le 20 janvier 2013 à la suite de la décision de l’Allemagne et de la Suède de suspendre le service obligatoire et afin de détourner l’attention du manque de solutions face à la crise de l’euro. Le résultat n’a pas eu de conséquences politiques, mais le gouvernement avait promis de respecter le résultat. Sur le bulletin de vote figuraient deux options : “Êtes-vous en faveur de l’introduction d’une armée professionnelle et d’une possibilité d’engagement social rémunéré d’une durée d’un an ?” et “Êtes-vous en faveur du maintien du service militaire obligatoire et du service civil ?”. La formulation montre déjà qu’il était tout autant question du service civil que du service militaire. Une majorité de 59,7% des 52,4 % de la population ayant participé avait finalement choisi la deuxième option. Un commentaire de la Süddeutsche Zeitung résume bien la situation : “L’ÖVP a répandu la peur en disant que si le service militaire et le service civil étaient abolis, les ambulances viendrait dorénavant trop tard et plus personne ne viendrait en aide à la population en cas d’inondation.”

Les personnes et groupes pacifistes, antimilitaristes et de la gauche radicale se sont retrouvé·es devant un dilemme. Un certain nombre de groupes pacifistes et antimilitaristes avaient certes critiqué le gouvernement  lorsque celui-ci avait sciemment évité la question de l’abolition de l’armée. Voilà toutefois l’étendue de l’action unie et concertée de la gauche. Étant données les deux options sur le bulletin, beaucoup de personnes ont vu le service militaire comme le moindre mal, car une armée professionnelle aurait été vue comme un grand pas dans la direction d’une adhésion à l’OTAN et de la participation à des guerres d’agression. Hannes Androsch, le président du comité pour l’abolition du service militaire obligatoire, avait participé à la diffusion de ces craintes. Ce dernier voulait utiliser l’armée obligatoire pour “sécuriser des sources de matières premières et d’énergie” à l’étranger. La divergence des avis entre ces différents acteurs devient évidente à la lecture des recommandations de vote du Parti communiste autrichien. Le comité appelait à déposer un vote nul et à écrire “abolir l’armée professionnelle” sur les bulletins de vote alors que le groupe régional le plus important s’est publiquement opposé à cela. Selon ce groupe régional, l’abolition de l’armée préparerait le terrain pour la création d’une armée de l’UE et entraînerait un armement plus conséquent de la police. Un vote pour le service militaire serait donc, d’après eux, un vote pour la neutralité et contre l’assujettissement de l’Autriche à l’UE. En fin de compte, la neutralité aura été vidée de sa substance malgré le vote en faveur du service militaire obligatoire. Ces avis divergents ont, eux, plutôt contribué au fait que les groupes pacifistes et de gauche tendent à éviter le sujet de l’obligation de servir. Le Parti communiste revendique par exemple sur son site une “politique active de paix et de sécurité”, mais ne prend pas position au sujet de service obligatoire ou de l’armée. Il existe également, depuis 2019, une Alliance pour la paix, la neutralité active et la non-violence, une faîtière qui englobe tout de même 40 organisations et qui n’a pas de position à ce sujet, car ses membres ne sont pas du même avis. Certain·es d’entre vous se demanderont peut-être ce qu’il en est de la neutralité.

En Autriche, l’idée de la “neutralité éternelle” (Immerwährende Neutralität) est un terme central du discours politique. Elle a été promulguée au moyen d’une loi en 1955 après la fin de l’occupation et a constitué la base du non-alignement du pays pendant la Guerre froide. L’aspect pratique de la neutralité n’était toutefois pas défini – et c’est toujours le cas. Des entreprises d’armement autrichiennes comme Glock ou Steyr Arms ont toujours aimé vendre leurs produits dans le monde entier. De plus, malgré sa neutralité, l’Autriche collabore officiellement avec l’OTAN depuis 1994. L’armée autrichienne fait également partie de structures militaires de l’UE telles que le Groupement tactique ou la coopération structurée permanente (CSP). Elle est ainsi obligée d’offrir une assistance militaire si un autre membre devait être attaqué. Néanmoins, presque tous les acteurs de la vie politique voient la neutralité comme quelque chose de positif, car ce terme est devenu si vague que tout groupement peut lui donner la signification qui lui sert le plus. 

Aujourd’hui, des visions plus autoritaires et militaristes trouvent à nouveau davantage preneur. Juste avant le début de la guerre en Ukraine, la SPÖ et la FPÖ (parti de droite dure, ndlt) demandaient à ce que le service militaire soit prolongé de deux mois. L’opposition des Verts dans le gouvernement a certes fait capoter le projet, mais tout le monde était à nouveau d’accord lorsqu’il s’agit d’acheter plus de biens d’armement. Il est donc prévu d’augmenter le budget de l’armée au cours des prochaines années pour que celui-ci atteigne 1,5% du PIB. Une majorité de la population a même donné son aval à ce projet malgré une inflation record. Car en Autriche aussi, on entend cette idée saugrenue selon laquelle l’armée ne fonctionnerait plus, car elle a dû faire trop d’économies. Pourtant le budget de l’armée n’a cessé d’augmenter au cours des dernières années, et ce quel que soit le bord politique du ou de la “ministre de la guerre”, six hommes et une femme de trois partis différents et deux sans parti, depuis l’enquête de 2013. Par ailleurs, il existe depuis le 1er avril un service militaire de base facultatif pour les femmes. Car oui, l’armée autrichienne essaie de plus en plus d’atteindre les femmes avec sa propagande. En 2021, une majorité de la population se prononçait même en faveur d’un service militaire obligatoire pour les femmes également. L’armée essaie aussi d’augmenter ses effectifs. Ainsi, les critères pour être déclaré inapte sont devenus plus strictes il y a deux ans, ce qui a touché plusieurs centaines d’hommes. Il n’y a pas eu de grande résistance contre ce développement, car les organisations du service civil en ont également profité. L’exemple de l’Autriche nous montre qu’il est essentiel pour la gauche de formuler une position antimilitariste indépendante dans le cadre de sa politique de paix. Elle doit aussi défendre cette position de façon intrépide et ne pas se laisser diviser par les deux opinions qui prévalent. 


Une version plus longue de cet article est parue le 4 mai 2023 dans Graswurzelrevolution, un magazine anarchiste allemand. L’auteur tient à remercier tous ses interlocuteur·ices pour leur aide à la réalisation de cet article.

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