« Une Suisse sans armée » n°32, hiver 1996, pp. 14-15
C’est important la mémoire: elle nous protège de l’indifférence. Vieux dicton, et pourtant, elle devrait nous protéger de l’indifférence.
Récemment, le GSsA invitait quelques historiens à se pencher sur la période du milieu du 19ème siècle, celle de James Fazy et de ses amis. Les revendications des droits du peuple et de sa représentation dans les conseils, jusqu’alors réservés à la bourgeoisie. Mise à jour de la Constitution de 1848 (qui nous régit encore). «De cette période au début du 20ème siècle va régner un pouvoir, « radical » laissant aux possédants d’engranger davantage et aux possédés, toujours plus nombreux par le développement de l’ère industrielle, de désengranger» (Albert Picot). Ce constat émane d’un historien, aujourd’hui disparu. Il relève aussi que, «… jusqu’en 1914, les étrangers représentaient à Genève, plus du tiers de la population ne disposant pas du droit de vote, n’ont donc pas ou peu d’influence sur la vie genevoise et sont pratiquement exclus du débat politique. C’est l’époque du régime radical, sans partage».
Que reste-t-il des revendications de 1846 ? Bien intentionné, ce même historien relève encore que «Genève vit bien une démocratie par sa Constitution (de 1848) mais subit une oligarchie bourgeoise par l’exclusion de ses artisans et ouvriers étrangers.»
La guerre, la «vraie», la grande, celle des tranchées, des baïonnettes, qui devait être la «der des der», du «plus jamais ça», celle, dont on commémore tous les 11 novembre, avec recueillement devant les monuments «aux morts pour la Patrie», l’anniversaire et, aussi, pour décorer de la légion d’honneur quelques survivants. C’est important la mémoire! S’il est des événements, qu’on rappelle année après année: la Restauration, le 1er juin, le 11 novembre, l’Escalade et, exceptionnellement, le 150ème des Vieux Grenadiers, il en est d’autres que l’on oublie volontairement. On occulte: les levées des troupes pour réprimer les manifestations populaires, à Soleure, Zurich et Olten, plus récemment, dans le Jura.
L’affaire du 9 novembre 1932: c’est le titre que donne l’histoire officielle genevoise à cette tragique soirée au cours de laquelle 13 concitoyens sont abattus et qui a laissé une septantaine de blessés sur le terrain. 13 morts, aujourd’hui anonymes contrairement aux glorieuses victimes de l’Escalade, dont les noms sont gravés dans la pierre du Temple de St Gervais). Ce 9 novembre, que d’aucun exprime qu’il n’est qu’un accident, une bavure, aujourd’hui cicatrisés, d’autres s’interrogent: comment en est-on arrivé là? La mémoire, elle nous rappelle la crise économique, le krach de Wall Street, les banqueroutes du Comptoir de l’Escompte, de la Banque de Genève, de la Caisse de prêts sur gages («Chez la tante»), la longue liste de scandales et de corruptions, la misère, les camions du «Kilo du chômeur»: 8’000 chômeurs à Genève (180’000 en Suisse). Dans ce climat, l’antagonisme politique, entre la gauche et la droite, va croissant. Le Parti socialiste, suite aux élections de 1930, augmente sa députation. La droite, inspirée par le fascisme mussolinien et la montée du nazisme en Allemagne, sous la houlette de Georges Oltramare, se développe. Le centre, radical et chrétien-social et libéral, affaibli par les compromissions de ses dirigeants, «a pour ligne de conduite de ne penser à rien et d’attendre les temps meilleurs».
Georges Oltramare (GO) utilise le mécontentement populaire et crée un mouvement, qui aura pour nom: Union nationale (UN). Le programme de l’UN proclame la suppression des partis, du suffrage universel et sa prise de pouvoir. Dès lors, il faut terrasser la gauche, le parti socialiste et les syndicats; mettre en accusation publique les chefs du PS, soit Léon Nicole et Jacques Dicker. Par affiches, l’UN invite les citoyens à la mise en accusation publique, le mercredi 9 novembre des sieurs Nicole et Dicker.
Des tracts sont distribués, les accusant de préparer la guerre civile et qui concluent par: «Abattons-les!» A cette provocation, le PS et l’ensemble des organisations de gauche réagissent et demandent au gouvernement d’interdire cette manifestation. Ce dernier a peur. Il ne peut s’opposer à l’UN, qui lui assure la majorité au Grand Conseil. Les moyens de la police, dont le gouvernement dispose paraissent trop faibles. Il fait appel au Conseil fédéral et au Département militaire pour renforcer la police genevoise. Le Conseil fédéral lui apporte son soutien et charge l’Ecole de recrues, en service à Lausanne, de se rendre à Genève. Dès lors, le gouvernement genevois n’est plus maître de la situation: «L’armée, sous les ordres de son commandant, a l’exclusivité, sans restriction aucune, de juger des moyens à employer pour remplir les missions qui lui sont confiées. Signé: Pour le DMF Minger, Conseiller Fédéral.»
Le 9 novembre au soir, la mission est accomplie, l’ordre est rétabli! Que va-t-il se passer? Traumatisée, Genève a peur, la situation est suffisamment inquiétante pour que le Président de la Confédération, Giuseppe Motta en personne, se déplace, le lendemain, à Genève. Interrogé par les journalistes, ce dernier répond: «A qui la faute? L’appel à la violence ne peut conduire qu’à de tels résultats. Une chose est certaine, la troupe s’est comportée comme elle devait: l’ordre est rétabli!»
64 années nous séparent de ce tragique événement. «La mémoire doit nous protéger de l’indifférence», encore faut-il rester attentif, éveillé, voire critique à l’information dont on est abreuvé. Quelques morceaux choisis parmi les informations répandues au lendemain du 9 novembre 1932:
«Les autorités, le 10 novembre, ont désigné les responsables, fait procéder à des enquêtes et des arrestations».
«Il s’agit, dès maintenant, d’abattre Léon Nicole, de compromettre Georges Oltramare, de soutenir la candidature de Frédéric Martin, Conseiller d’Etat, pour le Conseil aux Etats, à Berne: l’homme qui, face à la révolution, a su agir, sauver Genève, la patrie, l’ordre contre le désordre». La reprise en main du pouvoir.
C’est important la mémoire qui nous permet de comparer différentes époque de notre histoire. Quels changements!!
1848, la bourgeoisie de la haute ville rêvait d’une république de marché (déjà). Le faubourg de St Gervais rêvait d’une république du travail.
1898, Emile Zola est condamné à un de prison pour avoir accusé, qui? L’ordre contre la justice.
1932 Léon Nicole est condamné, à un an de prison, pour l’ordre contre la justice.
1996, l’ordre condamne les paysans à l’indigence, les travailleurs au chômage. L’ordre est toujours maintenu. Ne restons pas des aliénés, la lutte continue !
Maxime Chalut
Sources des citations utilisées:
G. Klibès « un coup tirez bas, feu » (Ed. Slatkine, 1992)
C. Torracinta « Le temps des passions » (Coll. TV, Ed. Tribune, 1978)
Les 13 victimes de la tuerie: Melchior Alleman, 31 ans, employé d’hôtel; Hans Brugger, 28 ans; Francis Clerc, 54 ans, fraiseur, son fils était recrue dans le bataillon de répression; Henri Furst, 38 ans, mécanicien; Emile Guignet, 27 ans; Emile Henry, 55 ans, batelier; Edmond Junod, 29 ans mécanicien; Alphonse Kolly, 41 ans; Gabriel Loup, 57 ans, patron boulanger; Jean-Pierre Lederraz, 23 ans, employé de commerce; Oscar Maurer, 25 ans, employé de banque; Edouard Quillet, 34 ans, employé à l’Armée du Salut; Marius Rattaz, 36 ans, professeur. |