La Suisse s’arme, mais elle arme Poutine aussi

Celles et ceux qui aident Poutine à s’armer profitent de l’occasion pour en faire de même en Suisse.

Poutine pourrait-il encore financer sa guerre et ses soldats s’il n’avait pas à sa disposition tout le capital financier venu directement de Suisse durant les deux dernières décennies ? Ses bombardiers pourraient-ils encore voler sans les machines spéciales obtenues en Suisse pour en construire les réacteurs ? Pourquoi les médias évitent-ils ce genre de questions ? Il est surprenant que ce soit Eric Gujer, rédacteur en chef de la NZZ, qui donne l’une des réponses les plus justes à ces questions : depuis plus d’une décennie, le Kremlin investit le moindre Kopeck issu des matières premières dans la modernisation de son armée.

LE COMMERCE DE MATIÈRES PREMIÈRES COMME SOURCE DE REVENUS

Au moins deux tiers du commerce de matières premières se fait en Suisse. Poutine a donc déjà pu encaisser plusieurs milliards de francs, de dollars ou d’euros grâce à notre pays « neutre ». La majeure partie de ces revenus proviennent des entreprises de pétrole, de gaz et de charbon dont le siège se trouve à Zoug ou à Genève. Au bord du Léman, les entreprises les plus importantes sont Gunvor, co-fondée par le milliardaire Gennady Timchenko ; Vitol, la plus grande multinationale suisse ; Trafigura, fondée par d’anciens cadres de la Marc Rich & Co SA (aujourd’hui Glencore) ; Litasco, société soeur du géant russe Lukoil ; et Rosneft, un des piliers du capitalisme étatique poutinien. À Zoug, l’entreprise la plus importante pour le Kremlin est Glencore. Celleci devance même les 400 entreprises russes enregistrées au registre du commerce.La deuxième plus grande multinationale suisse est actionnaire de la En+ Group, qui contrôle le géant de l’aluminium Rusal. Il possède également des parts de Norilsk Nickel, le plus grand exploitant minier russe, qui appartient à l’oligarque Vladimir Potanine. Glencore est également l’une des entreprise qui a laissé charger des pétroliers avec des matières premières russes dans des ports de la Mer noire après l’invasion de l’Ukraine.

En 2016, Poutine était en difficulté à cause des sanctions imposées après l’annexion de la Crimée. Et Glencore s’est empressée de l’aider. En collaboration avec le fonds national du Qatar et une banque italienne, ils ont levé 11 milliards de dollars pour acheter des actions de Rosneft, entreprise détenue par Poutine. Ainsi, Glencore a contribué à remplir les caisses de l’État russe et donc à financer la guerre. Un an plus tard, Poutine a remercié l’entreprise en décernant le prix de l’amitié de la Fédération de Russie à Ivan Glasenberg, le PDG de Glencore à l’époque. Aucun·e des politicien·nes bourgeois·es de Zoug ou de Genève siégeant sous la Coupole n’a critiqué Gunvor, Glencore, Gazprom ou Rosneft.Au lieu de cela, ils et elles ont voté pour davantage d’armement en Suisse et une acquisition rapide des F-35. Les Alternativen du canton de Zoug se sont distancés d’entreprises poutiniennes fraîchement arrivées dans le canton comme Nord Stream en janvier 2006. Deux mois plus tard, Gerhard Pfister se distançait également… du parti de gauche en question.

Grâce à la politique bourgeoise, Poutine reçoit non seulement de l’argent, mais également les réacteurs de ses avions de chasse. En 2015, le SECO interdisait l’exportation de machinesoutil dans le sillage de l’annexion de la Crimée par la Russie en mars 2014. Ces biens à double usage étaient utilisés à des fins militaires en Russie. Les partis de droite ont fait beaucoup de lobbying et Karin Keller-Sutter, Conseillère aux États à l’époque, a déposé une interpellation en décembre pour relâcher les critères d’exportation. Vingt-deux de ses collègues du Conseil des États ont co-signé la demande. Le 10 mars 2016, le conseiller fédéral PLR Johann Schneider-Ammann a pu rassurer ses collègues : « Les critères d’évaluation ne seront pas de nature idéologique. Nous nous sommes orientés à des critères tout à fait objectifs ». Une remarque quant au bombardement d’hôpitaux syriens par Vladimir Poutine aurait probablement manqué d’objectivité.

LES OLIGARQUES COMME SOURCE DE REVENUS

Les oligarques sont également d’importantes sources de revenu pour Poutine. Seuls 10 des 150 à 200 milliards de fortune russe ont été touchés par les sanctions jusqu’à présent. Cela n’est pas uniquement dû au manque de volonté politique, mais également au manque d’information. En 2020, les partis bourgeois ont refusé une proposition d’Ueli Maurer qui visait à inclure les entreprises fiduciaires et les avocats dans les personnes concernées par la Loi sur le blanchiment d’argent. Les deux principaux défenseurs du lobby des avocats étaient le Conseiller national genevois Vincent Maître et le Conseiller aux États valaisan Beat Rieder. Les présidents des trois partis bourgeois,Marco Chiesa (UDC), Gerhard Pfister (Le Centre) et Thierry Burkart (PLR) ont tous voté pour les intérêts des oligarques et donc de Poutine.

La Conseillère nationale UDC Magdalena Martullo-Blocher est fortement mêlée aux affaires avec la Russie. En mars 2022, la cheffe de l’entreprise chimique EMS a en effet interdit à ses collaborateurs·trices d’utiliserle mot « guerre» pour désigner « l’opération spéciale » de Poutine, « par respect pour les collaborateurs et l’entreprise ». Le mot « conflit », lui, était en revanche accepté. L’UDC, qui lutte contre les sanctions à l’encontre de la Russie pour des « raisons de neutralité », ne voit apparemment aucun mal à aider massivement Poutine à remplir les caisses de l’État.

Après l’invasion de l’Ukraine par Vladimir Poutine, le Conseil fédéral réagit tantôt très vite, tantôt très lentement. Le Conseil fédéral a par exemple traîné des pieds lorsqu’il s’agissait de décider des sanctions et leur mise en œuvre était d’une lenteur presque provocante. En revanche, l’exécutif a été très rapide sur le plan militaroidéologique. Le 16 février, la Ministre de la défense, Mme Amherd, avait encore promis d’attendre la votation sur les F-35 avant de signer les contrats. Le 2 mars, elle demandait déjà l’interruption de la récolte de signatures, alors que cet avion de chasse n’avait objectivement rien à voir avec la guerre en Ukraine. L’armée russe est en effet d’une barbarie extrême, mais également d’une faiblesse extrême. En revanche, les flux financiers vers la Russie et l’exportation de biens à double usage pour ses avions de chasse sont tout à fait en lien avec la guerre en Ukraine.

,