Repenser la police : un débat sous haute tension

En janvier dernier, une polémique a éclaté après l’adoption par la majorité du conseil communal lausannois d’un postulat proposant un projet pilote pour le développement d’une police de proximité sans armes à feu. La droite et les syndicats de police se sont immédiatement emparés du sujet, ciblant le conseiller communal vert Ilias Panchard, à l’origine du postulat. Cette polémique a pris une ampleur nationale et a mené la municipalité à court-circuiter les procédures usuelles en mettant son véto au projet. Ilias Panchard, a accepté de répondre à nos questions sur le sujet. Quelques mois après cette polémique, c’est l’occasion pour nous d’y revenir en s’interrogeant sur une vision de la sécurité qui semble indissociable de l’armement.

Le postulat « Projet pilote pour une police de proximité sans arme à feu » a été déposé fin août 2023 par les Vert∙e∙s et Jeunes Vert∙e∙xs lausannois. Ce dernier demande à la Municipalité de lister l’ensemble des missions pour lesquelles une arme à feu est absolument nécessaire et d’entamer une réflexion sur la place de l’arme à feu dans le travail quotidien de ses agent∙e∙s de police. Selon Ilias Panchard, « cela revient à faire une expérimentation en testant un modèle alternatif de police de proximité, dont la priorité serait la médiation, la prévention des conflits et leur désescalade ». L’idée de ce projet est d’évaluer si « certaines missions, comme le travail de bureau, la réception des plaintes, la gestion de conflits mineurs ou les interventions lors de manifestations ou de présence de proximité dans les quartiers peuvent être menées sans le port d’une arme à feu », poursuit-il. Le conseiller communal imagine ainsi une police de proximité qui se caractériserait par « une présence régulière d’agent∙e∙s à pied, en contact direct avec les habitant∙e∙s, les associations et les commerçant∙e∙s ».

Alors que cette proposition n’avait suscité que peu de réactions lors de son dépôt, ce n’est qu’après son adoption par le conseil communal que les syndicats de police et les partis de droite ont lancé une offensive médiatique. Déformant complètement le contenu de la proposition, qu’ils présentent comme un désarmement total de la police. Le débat a été ensuite repris dans plusieurs autres cantons et le PLR a même lancé une pétition contre la proposition lausannoise. 

Celle-ci n’hésite pas à titrer : « A une époque où la violence, les attentats terroristes et les féminicides se multiplient, notre police ne doit pas être désarmée ». Une fois de plus, la droite instrumentalise la cause féministe, dont elle n’a l’air de se préoccuper que lorsqu’elle lui sert à taper sur la gauche ou sur les minorités ethniques et religieuses. Il semble bon de rappeler ici que la grande majorité des féminicides se déroule dans la sphère domestique (là où la police de proximité n’a que peu de chance de patrouiller), et qu’en Suisse plus qu’ailleurs[1], ce sont justement des armes à feu qui sont utilisées pour tuer ces femmes. Par conséquent, le nombre particulièrement élevé d’armes à feu en circulation dans notre pays, met bien plus en danger les femmes qu’elle ne les protège ! Si les féminicides étaient une préoccupation concrète des élus de droite, ceux-ci s’engageraient plutôt en faveur d’une législation plus stricte portant sur l’acquisition d’armes à feu.

Pour revenir à la proposition lausannoise, on peut se demander pourquoi elle a provoqué une telle levée de boucliers à droite. D’autant plus que comme l’explique Ilias Panchard, « à Lausanne nous avons déjà des unités en uniforme non armées, comme les agent∙e∙s d’accueil et de sécurité ou encore les correspondant∙e∙s de nuit. Ces personnes assument déjà des missions liées à la sécurité ». Cette proposition d’une nouvelle force non-armée, n’a donc rien d’une volonté de désarmer la police dans son intégralité comme elle a été dépeinte par la droite. Mais pour le conseiller communal, « leur réaction montre qu’ils ont peur d’un débat de fond ». Ce débat justement, il semble plus que nécessaire alors que les dernières années ont été marquées par plusieurs affaires de violences policières dans le canton de Vaud, dont le meurtre de Nzoy tué par arme à feu à la gare de Morges en 2021. Par ailleurs, les questions de la formation de la police suisse et du racisme au sein de ses rangs ont fait l’objet de critiques récurrentes ces dernières années, à travers plusieurs rapports[2] d’organismes internationaux dénonçant des pratiques discriminatoires et l’absence de mécanismes de contrôle indépendants.

Chacune de ces affaires soulignent l’urgente nécessité de repenser l’institution policière, cependant toute remise en question, et a fortiori toute tentative de réforme, suscite une violente opposition du camp bourgeois, déterminé à préserver l’ordre établi. Garante de la sacro-sainte sécurité, la police semble ainsi être la seule institution publique qu’il serait inconcevable de remettre en question. Nous estimons au contraire qu’une société saine a le devoir de s’interroger sur ses institutions et leur fonctionnement, et d’œuvrer pour leur amélioration.

D’autant plus que la police est loin d’être un monolithe figé dans le temps, son rôle, ses pratiques et son équipement évoluent constamment. Et au cours des dernières décennies, marquées notamment par la résurgence d’attaques terroristes sur le sol européen ainsi que le développement d’un contrôle accru des flux migratoires, les pratiques policières ont connu de profondes mutations. C’est d’ailleurs à la suite des attentats de Paris de 2015, qu’a été votée la directive à l’origine de ce postulat, celle-ci incitait les agentes et agents de police à porter leur arme à feu en tout temps, y compris lors du travail administratif. Ce discours sécuritaire, axé sur la menace terroriste, a également permis l’élargissement des pratiques policières de contrôle et de surveillance à travers la LMPT votée en 2021.

L’entretien d’une rhétorique centrée sur une menace constante pousse les villes à s’équiper toujours plus et profite à un marché de l’armement et de la sécurité en pleine expansion. En témoigne le nombre de caméras de surveillance qui a considérablement explosé dans les villes suisses[3]. Ces discours encouragent le développement d’une logique préventive et prédictive, selon laquelle tout∙e citoyen∙ne est perçu∙e comme un suspect potentiel (d’autant plus s’iel a le malheur d’être racisé). L’idée qu’un attentat pourrait avoir lieu n’importe où et n’importe quand, est un argument majeur de la droite pour encourager l’armement des policiers. Mais même si la menace terroriste est à prendre en considération, des forces spéciales destinées à intervenir dans ce genre de cas existent déjà, et le quotidien des policiers municipaux est bien plus marqué par des interventions de routine, où ils peuvent agir sans arme, dans une logique d’apaisement.

Dans un contexte où les réformes néolibérales n’ont de cesse de démanteler les dispositifs de protection sociale, la droite bourgeoise érige la sécurité armée comme seul moyen de traiter les conséquences directes de ses politiques économiques et sociales. Nous pensons au contraire que la sécurité passe avant tout par un investissement dans le système de santé, l’éducation et des logements abordables et qu’une véritable politique de lutte contre la criminalité doit s’attaquer aux causes sociales et structurelles qui la provoquent.

La police, en tant que détentrice de la violence légitime, se doit d’avoir un fonctionnement exemplaire et cela ne peut se faire que par une remise en question systématique de son rôle, de ses pratiques et de son fonctionnement. Et comme le souligne Ilias Panchard, la création d’une police de proximité non-armée, n’est qu’un chantier parmi d’autres : « Nous continuons à défendre notamment la création d’une instance indépendante de plaintes, la réception d’un reçu en cas de contrôle, l’interdiction du plaquage ventral ou encore la décriminalisation du camping sauvage. Ces demandes sont sur le bureau de la Municipalité. Je crains que certains aient cherché à enterrer ces débats en m’attaquant de façon caricaturale, mais la nécessité de repenser la police ne disparaîtra pas. Nous veillerons à obtenir des réponses complètes et documentées ».

Rayyân Rehouma


[1]swissinfo.ch/comment-la-suisse conjugue-la-passion-des-armes

[2] En 2020 une commission du Conseil de l’Europe recommande une meilleure formation de la police et la création d’un organe indépendant pour enquêter sur des allégations de comportements racistes de la part des forces de l’ordre. En 2022, un groupe d’expert∙e∙s des Nations unies sur les personnes afrodescendantes publie un rapport dénonçant le racisme systémique en Suisse, notamment au sein de la police. Puis en 2024, la Cour Européenne des droits de l’Homme condamne la Suisse pour profilage racial, dans le cadre d’une affaire datant de 2015.

[3] rts.ch/info/cameras-de-surveillance-romandie