“Si nous ne l’arrêtons pas maintenant, il continuera.”

Le magazine DOXA, fondé par des étudiant·es, est devenu un bastion de la résistance journalistique ces derniers mois. Malgré les campagnes de désinformation du Kremlin et la censure de la presse, le média arrive à publier des textes contre la guerre, la dictature et l’injustice sociale. Maria Menchikova, actuellement doctorante en Allemagne et rédactrice chez DOXA s’entretient avec S.*, ancien rédacteur de DOXA au sujet de la situation actuelle pour l’opposition russe.

Une interview d’Anja Gada

Boîte info

Répressions contre des opposant·es au régime 

Selon Mediazona, un portail d’information indépendant russe, il y a eu 94 incendies criminels visant des centres de recrutement russes et environ 300 actes de sabotage sur des infrastructures ferroviaires depuis le début de la guerre. Près de 10’000 personnes ont été arrêté·es en Russie lorsqu’elles participaient à des manifestations contre la guerre ; des procédures pénales ont été lancées contre environ 537 parce qu’elles ont participé à des actions contre la guerre et 32 personnes ont été torturées. Il y a quelques semaines, une procédure pénale a été engagée contre Maria pour “appel au terrorisme”. Dans son pays, elle encourt une peine de prison allant jusqu’à 5 ans. 

Comment l’opposition russe est-elle organisée aujourd’hui ?

S : En ce moment, il n’y a pas d’opposition unie. Une partie des militant·es se trouvent en Russie. Toutefois, des procédures pénales sont en cours contre un bon nombre d’entre eux et elles, raison pour laquelle ils et elles sont nombreux à avoir quitté le pays. Bien entendu, il y a des divergences quant aux différentes formes d’action. Certaines personnes sont actives dans le domaine du journalisme, comme nous, et misent sur des campagnes non-violentes. D’autres sabotent activement la machine de guerre. Toutefois, la poursuite pénale de militant·es ne date pas du début de la guerre. Lorsque la Russie a organisé la Coupe du monde de football, le gouvernement avait déjà essayé d’accuser les militant·es de délits qu’il avait fabriqués de toute pièce.

M : En 2018 déjà, les répressions étaient si graves que certaines personnes écopaient déjà de peines de prison allant jusqu’à 18 ans. J’ai l’impression que le gouvernement essayait déjà à l’époque de faire régner la terreur et de faire taire les critiques avant le début de la guerre d’agression. 

Sentez-vous le soutien de la communauté internationale ?

S : Très peu. Jusqu’à l’année passée, la France exportait des biens militaires et de l’équipement policier au Kremlin. L’importation de gaz et de pétrole russe par les pays occidentaux est également une façon de soutenir Poutine. Jusqu’en 2022, des sanctions dures contre la Russie étaient pratiquement inexistantes. De plus, un grand nombre de sanctions ne sont pas efficaces et peuvent même faire plus de mal que de bien. Car les gouvernements occidentaux et les acteurs privés n’ont pas pu se mettre d’accord sur les buts que ces sanctions étaient censés atteindre. Il serait essentiel de geler les avoirs des oligarques et de stopper les exportations d’armes vers la Russie. C’est dans ces domaines qu’il faudrait en faire davantage.

Les sanctions font souvent l’objet de critiques, car elles touchent également la population civile. Quelle est la situation aujourd’hui en Russie ?

M : Les Russes ont l’habitude de l’inflation. Je pense que c’est grâce à certaines personnes “compétentes” au sein du gouvernement russe que l’économie ne s’est pas encore effondrée. Par ailleurs, en Russie, l’Etat soutient très fortement les personnes les plus pauvres, afin d’éviter qu’elles ne se retrouvent dans la misère la plus totale. Toutefois, les sanctions ont leurs limites, car les routes commerciales mondialisées permettent à un pays de contourner les sanctions en passant par d’autres États.

Comment pourrait-on mettre un terme à l’autocratie de Poutine ?

S : Il faudrait un échec militaire cuisant. Ensuite, la population russe devrait s’organiser pour faire chuter le régime. Vladimir Poutine est un impérialiste et même si je n’aime pas dire cela, si nous ne l’arrêtons pas maintenant, il continuera tout simplement.

M : Je me pose cette question chaque jour. Pour moi, il est important de soutenir des structures déjà existantes telles que des librairies, des refuges pour animaux, ainsi que des cafés et des initiatives citoyennes indépendantes. C’est grâce à ce genre d’organisations que les gens apprennent à s’organiser, même si la cause n’est pas politique. Ce qu’il nous faut, ce sont des actions collectives et un vaste mouvement venant du bas.

Comment les pays démocratiques pourraient-ils soutenir l’opposition russe à cet égard ?

M : On pourrait aider les activistes en partageant leurs propres expériences, par exemple en organisant des ateliers non officiels. En outre, les médias indépendants ont besoin de soutien. De plus, les personnes directement menacées devraient recevoir des visas et une forme de bourse pour que les activistes russes puissent poursuivre leur travail en toute sécurité en dehors du pays.

Vous avez tous deux publié des textes dans le magazine en ligne DOXA. C’est une forme d’activisme qui est actuellement tout sauf sans danger.

M : Oui, j’ai été inculpée en Russie pour un article et je serais arrêtée si j’entrais dans le pays.

S : C’est actuellement l’une des méthodes les plus simples pour atteindre les Russes et raconter des histoires vraies. Les étudiants en particulier reçoivent ainsi une éducation politique, non seulement sur la guerre, mais aussi sur les thèmes de l’égalité, des droits LGBTQ, de la crise climatique, etc. Depuis le début de la guerre, DOXA a beaucoup changé. Il s’agit plutôt de la guerre en elle-même et surtout aussi de la décolonisation, qui fait actuellement l’objet d’un large débat au sein de l’opposition.

M : Ce qui est important, c’est que DOXA n’est pas un “média objectif” qui essaie de rendre compte de la manière la plus neutre possible, mais un journal qui offre une perspective de gauche, féministe et favorable aux LGBTQ.

Combien de personnes DOXA atteint-il ?

M : Nous avons plus de 100’000 followers sur Instagram et 50’000 abonné•es sur Telegram. Il est difficile de dire combien de personnes regardent notre site web, car nous utilisons différents sites miroirs (copies exactes de pages web avec différents liens) et la censure en Russie complique les données.

S : Le site web original et les médias sociaux sont bloqués en Russie, mais avec un VPN et à travers les sites miroirs, les gens ont toujours accès à notre contenu. Il est cependant difficile de dire combien ils sont exactement.

En tant qu’activistes, quelles sont vos priorités pour les mois à venir ?

M : Pour moi, il est important de poursuivre mon engagement au sein de DOXA. Je crois que nos textes sont importants en Russie. En outre, j’aide les réfugiés ici en Allemagne pour les traductions et les tâches administratives. Les discussions publiques avec les sociétés européennes et les Russes sont également extrêmement pertinentes. Peut-être parviendrons-nous à provoquer un changement d’attitude qui conduira à un soutien massif de l’Ukraine.

S : Nous venons toutes les deux de la manifestation du 1er mai à Berlin, où nous voulions montrer que les Russes aussi soutiennent l’Ukraine. Il s’agit de protéger les démocraties dans le monde entier. Pas seulement en Ukraine ou en Russie, mais partout. L’impérialisme doit être vaincu.