Un problème inexistant

L’armée pense avoir un problème d’effectifs et s’en plaint depuis longtemps. Pour elle, le coupable est incontestablement le service civil. Si l’on se plonge un peu dans les chiffres du DDPS, on se rend toutefois vite compte que ce problème est inventé, pour ne pas dire inexistant. Par Jonas Heeb

Cet article ne suffit pas pour présenter en détail le jeu auquel joue le DDPS. Vous trouverez donc une vue d’ensemble plus complète sur notre site (en allemand).

Cela fait des années que le DDPS dit que l’armée a un problème d’effectifs, qui s’aggravera d’ici la fin de la décennie. Pourtant, dans son numéro de décembre, le magazine Republik a dévoilé que l’effectif réel de l’armée était de 151’299 personnes (chiffres de 2022), ce qui va à l’encontre de la loi. Cette dernière prévoit des effectifs de seulement 140’000 personnes. À en juger par les réactions de différent·es poiticien·nes, tout comme par celle de Viola Amherd, cheffe du DDPS, on peut partir du principe que personne ne s’est rendu compte de ce dépassement. Cela n’a pas empêché le DDPS de se plaindre constamment de manquer d’effectifs et de demander des mesures concernant le service civil. L’alimentation de l’armée et du service civil a fait l’objet de deux rapports discutés pendant la session d’été, alors que les effectifs de l’armée sont trop élevés – une première absurdité.

Le DDPS joue avec les chiffres

Le DDPS avance que, suite à des mesures prises par le passé, deux fois plus de personnes quitteraient l’armée en 2028 et en 2029, ou 12’000 personnes par classe d’âge selon le département. Celui-ci prévoit une augmentation des effectifs réels qui devraient atteindre 157’000 personnes d’ici 2024. Ces chiffres devraient rester stables jusqu’en 2028 et ensuite baisser pour atteindre 123’000 d’ici 2030. Pourquoi le DDPS ajoute-t-il 10’000 aux 24’000 qui quitteront l’armée (157’000 – 123’000 = 34’000) ? Mystère et boule de gomme. Or, avant même d’aborder ce problème d’arithmétique, nous devons trouver réponse à deux autres incohérences :

  1. L’armée ne prévoit pas de croissance entre 2024 et 2028. Depuis l’introduction du modèle “développement de l’armée” (DEVA) en 2018, les effectifs ont augmenté en moyenne de 4000 personnes par année. Cette augmentation d’effectifs ne devrait pas s’arrêter, au contraire : l’armée veut affaiblir le service civil et se rendre plus attractive, surtout auprès des femmes. Compte tenu de ces informations et des données démographiques, nous pouvons partir du principe que la croissance se poursuivra. 
  2. Le DDPS pense qu’il y aurait 12’000 départs par année de naissance. Au cours des dernières années, seules 7000-8000 personnes ont quitté l’armée chaque année. Le DDPS n’explique pas comment il arrive à cette différence de 4000-5000 personnes par année.

Admettons que la croissance de 4000 personnes par année se poursuive et que 10’000 personnes par année de naissance quittent l’armée (ce qui est toujours très généreux), cela nous donnerait un effectif réel de 159’000 personnes en 2030. Notre calcul a beau être simple, au moins, nous disons d’où viennent nos chiffres, contrairement au DDPS, qui n’a même pas daigné réagir à nos questions et nos critiques quant à ces prévisions. 

Le silence est d’or

La communication du DDPS sur ce dossier ne peut que nous laisser bouche bée. Même après qu’on lui ait présenté d’autres chiffres concernant cet effectif surpassant le niveau légal, il s’accroche à son histoire. Malheureusement, les autres partis bourgeois se font les porte-paroles du DDPS : l’armée a un problème et c’est au service civil d’en faire les frais. Le Conseil fédéral, lui aussi, ne se prononce pas vraiment sur le sureffectif contraire à la loi qui devrait perdurer jusqu’en 2028, selon les prévisions du DDPS. Ce silence est en soi un scandale. Dans un rapport concernant le DEVA, on peut tout de même lire que les départs dans les classes d’âge concernées se feront plus tôt qu’initialement prévu. Dans ce rapport, paru début juin, le DDPS ne parle toutefois aucunement du sureffectif ainsi que de l’illégalité de ce dernier. Il prétend uniquement que l’armée a un problème. Il ne donne aucune explication concernant ses prévisions aléatoires et ne fait que répéter à qui veut l’entendre que l’armée n’a pas assez de personnel.

Le service civil comme bouc-émissaire

Si l’armée ne change rien à sa façon de faire, elle devrait plutôt se demander comment elle peut arriver à moins de personnel et comment elle veut éviter ce genre de situations à l’avenir au lieu d’attaquer constamment le service civil. Car tout le monde le sait, l’armée et son lobby ne voient pas le service civil d’un bon œil et voudraient l’abolir. Notons que le nombre de personnes passant de l’armée au service est resté stable ces dernières années et n’a pas augmenté. De son côté, l’armée peut demander pratiquement tout ce qu’elle veut depuis la guerre d’agression de Poutine. Le budget démesuré pour la défense est un bon exemple en la matière. Personne ne sait exactement où iront ces fonds pour lesquels tous les autres départements doivent faire des économies. Compte tenu de la façon dont l’armée traite le sureffectif, on ne peut que conclure que les lois de valent pas pour elle. Et si l’armée avait réellement un problème d’alimentation, elle ferait mieux de commencer par régler ses problèmes à l’interne. On pourrait par exemple se demander si elle a réellement besoin de 140’000 personnes. Et pourquoi certains soldats préfèrent faire quelque chose d’utile au lieu de rester assis pendant des heures en se faisant crier dessus par des personnes en uniforme.